17. Programmée jusqu’à la moelle, partie 1 - par Orsula

 

« Il y a une chose pire encore que l’infamie des chaînes,

c’est de ne plus en sentir le poids. » Gérard BAUËR

 

Pour la petite histoire, à ses 3 ans, Lylia ne parlait pas comme les autres enfants, la majorité des gens ne la comprenait pas. J’avais fini par succomber à la pression de l’entourage qui me reprochait son retard de langage, car je ne l’avais pas mise à la maternelle. En l’inscrivant dans une école, je me suis en quelque sorte débarrassée de toute responsabilité.

 

Après les premiers jours d’excitation à l’idée de jouer avec d’autres enfants, Lylia a commencé à pleurer refusant de prolonger son expérience. En bonne mère, j’avais ignoré mes émotions et l’avais forcée à y retourner. Comme pour me montrer toute la souffrance qu’elle traversait, Lylia tombait souvent malade, des rhumes à répétition, alors qu’avant, elle n’en contractait que rarement.

 

La maîtresse m’avait également informé que contrairement aux autres enfants qui écoutaient les consignes des adultes, Lylia refusait d’obéir. Elle avait du mal à lui faire suivre un programme chronométré, car selon elle, Lylia était une enfant gâtée.

 

Quelques semaines après son inscription, j’avais surpris Lylia, assise dans son coin, à pleurer en silence. Elle continuait de refuser l’école, mais personne ne l’écoutait, et ne respectait son choix. Cette vision a été un choc pour moi. Après ce matin, elle n’a plus remis les pieds à la maternelle.

 

Ce n’est pas pour autant que ma programmation avait changé. J’avais juste décidé d’attendre l’année prochaine dans l’espoir qu’une autre école lui plairait. Donc, à ses 4 ans, nous avons visité un autre établissement. La directrice m’a alors informé qu’une fois par semaine, je devais m’entretenir, pendant une heure, avec la maîtresse, concernant le travail à faire à la maison. Je me rappelle exactement de la pensée qui m’a traversé : mais je vous paye pour ne pas avoir à m’en occuper !

 

Je ne pouvais plus me voiler la face. Je n’inscrivais pas Lylia à l’école pour son bien, mais pour me décharger de toute responsabilité concernant son instruction. Comme cela, j’étais irréprochable aux yeux de la société.

 

Ainsi, au lieu d’inscrire Lylia, nous avons opté pour l’instruction en famille. Ici, la scolarisation de l’enfant est obligatoire à partir de 6 ans (dernièrement, c’est passé à 4 ans), l’IEF n’est pas autorisée. Alors, en attendant ses 6 ans, nous avons fait l’école à la maison.

 

L’expérience a été des plus riches, car si j’étais l’institutrice de Lylia, elle était mon enseignante. J’ai été programmée à suivre un horaire, à avoir des objectifs à atteindre, et surtout à me soumettre à une certaine méritocratie. Inconsciente compte à ma rigidité, Lylia bousculait tous les plans, réveillait toutes les blessures et me mettait face à mes réflexes forgés durant 17 années de scolarité.

 

J’étais ce qu’on peut qualifier de bonne élève. Pas parce que j’étais plus intelligente que les autres, mais parce que j’avais très bien intégré ce que les professeurs attendaient de moi : être docile, bien élevée, respecter les plannings, me gaver d’informations, et tout régurgiter sur la feuille d’examen pour ne garder aucune miette. J’avais d’excellentes notes et des neurones vides.

 

Pour compenser ma fragilité émotionnelle, j’avais bâti mon estime de soi sur mes notes et le regard des autres. Alors quand j’ai fini en banale femme au foyer, mon estime a dégringolé. Je le remarquais à chaque fois que quelqu’un me demandait ce que je faisais dans la vie, je répondais par : pour le moment, je ne travaille pas. Et après, je m’énervais contre moi-même, pourquoi fallait- il que j’ajoute honteusement : pour le moment.

 

Alors à maintes reprises, Lylia a fait exactement ce qu’il fallait pour me mettre face à mon programme toujours actif, ayant simplement changé d’apparence : le besoin de reconnaissance et la recherche de valorisation, cette fois-ci à travers Lylia. En la gavant, elle pourrait montrer aux gens qu’elle sait plus que les autres gosses, et tout cela, c’est grâce à moi !

 

À chaque fois qu’il s’activait, Lylia avait un reset de mémoire. Elle oubliait tout ce qu’on avait étudié. Ce qui me mettait dans une rage folle. À force, j’ai fini par voir mon besoin de reconnaissance et ce qu’il me faisait faire, et surtout ce qu’il faisait subir à Lylia. J’avais beau tenter de camoufler ma colère, elle la détectait avant moi et s’écroulait en larmes.

 

Quand j’ai vu ce que je faisais, quand j’ai pleuré à mon tour mon manque d’estime et mon besoin de reconnaissance, j’ai tout lâché. Plus de programmes et plus d’objectifs à atteindre. Lylia choisissait ce qu’elle voulait travailler, quand elle voulait le faire, où et comment elle voulait s’instruire et surtout elle pouvait s’arrêter à tout instant. Je m’amusais également à ne pas suivre le programme scolaire et faisais à ma guise selon nos penchants. Les cours structurés ont laissé place à des séances de jeu et de dessin, les cahiers ont pris la poussière et les livres sont devenus des supports secondaires. L’apprentissage devenu plus léger, Lylia a commencé à l’apprécier. La corvée était devenue une activité amusante, qu’elle adorait mettre en suspens pendant des jours.

 

À l’approche de ses 6 ans, une nouvelle pression s’est fait sentir. Alors que nous avions trouvé notre rythme, une certaine joie à pratiquer l’IEF, on nous demandait de l’inscrire à l’école.

 

En sa compagnie, nous avons visité des écoles. Le stress qui m’habitait n’a fait que s’accentuer à chaque visite. Entendre le coran dans les couloirs des établissements ne m’aidait absolument pas. Bref, Lylia a fini par choisir une école et je l’y inscrivais. Après une journée à rassembler la paperasse, nous sommes rentrées à la maison et je m’étais enfin assise pour ressentir cette boule émotionnelle qui avait élu domicile dans mon ventre. Je me suis écroulée dès la première inspiration.

 

J’avais peur. On ne me demandait pas d’inscrire Lylia à l’école, on me forçait à la remettre à des inconnus dans l’espoir qu’ils ne la battent pas, ne la violent pas, ne l’insultent pas... Pire, avec toute la vigilance que je tente de maintenir, je me fais encore submerger par mes programmes. Alors imaginer Lylia seule avec des gens complètement inconscients me terrifiait.

 

3 mois après, ma peur toujours présente, j’emmenais Lylia pour la rentrée au CP. J’avais assisté à une scène qui est restée gravée dans ma mémoire. Alors que les autres enfants, plus jeunes et plus vieux, se sont alignés en suivant les instructions des instituteurs et sont restés à leurs places assignées, Lylia ne s’y conformait pas. Elle abordait les autres enfants, elle changeait de place et quand ils ont mis la musique, tout le monde faisait face à un mur et elle regardait dans le sens opposé. Une folle parmi des sains d’esprit, ou une saine d’esprit dans un monde de fous.

 

Après la première journée, les pleurs ont recommencé. Lylia ne comprenait pas pourquoi elle devait rester assise ; pourquoi elle devait garder le dos droit et fixer le tableau ; pourquoi l’institutrice frappait les enfants qui s’endormaient ou mettaient le doigt dans le nez ; et surtout pourquoi le temps pour jouer à la cours était-il si court ?

 

Cette fois-ci, je me suis sentie bloquée. Si la loi m’obligeait à mettre Lylia à l’école, comment s’y conformer alors qu’elle refusait cette institution ? Comment lui montrer qu’elle a le droit d’exercer son libre arbitre, de choisir, si dès le départ, je ne respecte pas son choix ?

 

Sincèrement, à part le fait qu’on frappait toujours les enfants à l’école, ce que je refuse catégoriquement, je ne voyais pas pourquoi Lylia refusait d’aller en classe. Je ne parvenais pas à voir ce qu’elle rejetait dans cette institution. Habitée par le tiraillement, je m’appliquais à chercher une solution pour respecter son choix. En parallèle, je visionnais des vidéos, dont celles concernant le livre d’Ivan Illich « Société sans école ! », et m’attelais à changer ma programmation concernant cette institution.

 

Quand je partageais mes découvertes avec Anas, ce dernier m’a précisé que je prêchais un converti. Quelque part, j’avais besoin de tout dire à haute voix, tout récapituler, car cette part en moi qui résistait, m’empêchait de regarder au-delà de ce qu’on m’a programmée à voir.

 

Après quelques recherches, je trouvais une solution. À cause du Coronavirus, le ministère a mis en place l’instruction à distance pour les parents qui craignent pour la santé de leurs enfants. Après en avoir discuté avec Anas et Lylia, nous avons procédé à son transfert dans une seconde école, dont le directeur avait accepté d’inscrire Lylia en suivant ce mode, à condition qu’elle vienne passer les examens en classe.

 

À cet instant, je n’avais pas vu le compromis que j’avais passé. En inscrivant Lylia à l’école la renaissance, j’allais traverser une souffrance qui allait me mettre face à un choix décisif : SDS ou SDA, pas de mi-voie.

 

Au cours des 6 semaines qui ont suivi, nous avons découvert les contraintes du programme scolaire. Nous travaillions matin et après midi, pendant des heures, et nous étions en retard. Je me suis retrouvée à reproduire ma programmation chez Lylia. Parmi les éléments les plus incongrus, écrire toujours en stylo bleu, pas en vert ou noir ou autre, et surtout pas en rouge, interdit, car c’est la propriété de l’instituteur. Devoir écrire chaque jour la date, comme si sans ce rappel, nous allions perdre la notion du temps. Ne jamais dessiner sur les livres ou les cahiers, respecter la marge... C’est parce que Lylia ne comprenait pas le pourquoi de ces consignes, que j’ai remarqué leur étrangeté. Une tentative d’inculquer une certaine rigidité, une conformité et surtout la bureaucratie dès l’enfance.

 

La matière qui a généré en moi le plus de malaise était l’éducation islamique. Matière obligatoire dans un pays musulman. J’ignorais comment procéder sans programmer Lylia. Dès le départ, on inculque à l’enfant qu’Allah a tout créé et qu’on doit lui obéir et le vénérer ; qu’on doit copier le prophète dans tous ses agissements. Elle devait également apprendre par cœur les versets du coran. Quand j’abordais avec Anas ces difficultés, sa réponse a été rapide : n’étudiez pas ça, qu’elle ait 0 dans cette matière.

 

Ce qui était simple pour lui, ne l’était pas pour moi. Ma programmation n’avait pas encore disparu. Je ressentais que la notation des instituteurs ne concernait pas Lylia (elle ne connaît pas la signification des notes), mais moi. J’étais celle qui allait être jugée : avais-je fait du bon travail ou non ?

 

Ce surmenage continu fatiguait Lylia et me mettait en colère. Une colère presque constante, car je n’avais plus le temps de faire ce qui me porte. Je voyais ma programmation dans toute sa gloire et ne parvenais pas à m’y soustraire. J’avais beau tenter de me rappeler que notre but n’était pas les notes, ni le regard et les jugements imaginés des autres, à chaque fois que mon attention faiblissait, je me retrouvais submergée par la panique. Comment sortir de quelque chose qui a été forgée si profondément en moi ?

 

En cette même période, des signes se sont présentés dans ma bulle de perception.

 

 

1 – Le rêve :

 

J’ai d’abord fait le rêve suivant :

« Je suis avec Anas en train de travailler sur un cadavre. Anas part chercher des ustensiles et j’en profite pour exciser les attributs masculins du corps. Quand je finis d’enlever le sexe, je remarque que le sang commence à circuler dans les veines, puis que la poitrine se soulève pour inspirer de l’air, et enfin, la tête se tourne vers moi pour révéler une femme, à la longue chevelure noire, qui revient à la vie. »

Je devinais à peu près la symbolique derrière, à savoir : pour que le féminin puisse revenir à la vie, s’exprimer, il me fallait enlever, couper les attributs masculins. Le problème était que je n’avais aucune idée concernant ce que pouvaient représenter lesdits attributs.

 

 

2 – Je n’ai pas ma place :

 

Le malaise émotionnel s’est accentué avec le rappel constant que je n’ai pas ma place. Cela s’est traduit par des sonneries incessantes pour faire bouger la voiture. Alors que tous les voisins avaient une place pour leurs véhicules, où que je mette le mien, quelqu’un venait toquer à notre porte pour me réclamer de le garer ailleurs. À force, j’ai fini par pleurer au volant.

 

Anas, en voyant les émotions que cet événement à répétition générait en moi, a trouvé une solution. Il a payé un gardien un peu plus loin, pour que je puisse laisser la voiture là-bas. Au lieu de me réjouir d’avoir un endroit pour me garer, j’étais en colère. J’avais l’impression de devoir payer pour avoir une place.

 

Des signes du même genre se sont répétés à maintes reprises. Un jour, j’arrivais à la caisse pour payer les courses, et vu qu’il n’y avait pas de queue, je marquais juste que j’étais après le Monsieur à la casquette. Nous avons fini par former deux embranchements, d’un côté lui, et de l’autre moi. C’est alors que les choses ont pris une tournure que j’avais redoutée. À chaque fois que quelqu’un s’ajoutait, il se mettait automatiquement derrière l’homme à la casquette et tout le monde semblait ne pas me voir. Cependant, je refusais de faire le tour et me mettre à la dernière place, ni vu ni connu. Je restais là, à regarder la file se former et s’allonger.

 

Quand mon tour est venu, je m’avançais malgré les reproches. J’affirmais que c’était mon tour, et la personne s’est excusée. Pourtant, au lieu de me sentir fière d’avoir osé prendre ma place, je tremblais de la tête aux pieds. La peur ne s’est dissoute que longtemps après.

 

 

3 – Le mal a dit :

 

Comme je ne voyais toujours pas ce qui clochait, la maladie est venue m’apporter de nouvelles informations.

 

Pendant plusieurs semaines, nous avons souffert, Lylia et moi d’une toux persistante qui empirait la nuit. Le mal semblait nous toucher à tour de rôle, à répétition, et nous faisait perdre la voix.

 

J’ai fini par comprendre que la maladie avait un lien avec l’expression de soi. S’exprimer ou sexe- primer. Quand j’en ai parlé à Anas, avec l’idée que cela avait un lien avec la sexualité et tous les malaises que son absence ou sa présence engendrait entre nous, il m’a répondu : chez toi, c’est plutôt, sexe-réprimer !

 

Cette phrase m’est restée dans la tête, car elle avait un lien avec le rêve. Tant que ce féminin était bridé par les attributs masculins, il ne pouvait même pas prétendre à la vie, encore moins à l’expression de soi.

 

Alors que je faisais des recherches pour trouver ce que pouvait représenter lesdits attributs, je visionnais des conférences qui abordaient la masculinité et la féminité. Peu à peu, de la colère est apparue en moi, une colère dirigée contre Anas, car Monsieur me traitait mal !

 

Puis un matin, alors que je lui reprochais de ne pas communiquer, Anas a fini par me hurler dessus. Vu qu’il ne le faisait jamais, je suis restée sous le choc. Ce n’est qu’après que j’ai saisi qu’il m’a fait toucher la vraie émotion que je ressentais, une émotion qui généralement ne s’exprimait chez moi que par ses rackets : des transferts émotionnels qui sont à l’œuvre quand une émotion est mal vécue (Livre : la culpabilité, l’émotion qui tue ! de Gilles Gandy).

 

Dans mon cas, l’émotion était la culpabilité, dont le siège est le poumon, d’où la toux persistante, une tentative d’expulser l’émotion cristalisée. Mais au lieu de vivre cette émotion, son énergie partait dans le foie et le rein, soit la colère et les peurs.

 

Ma colère contre Anas était une manière de me débarrasser de ma culpabilité en faisant culpabiliser l’autre à la place. J’ai alors pris conscience de tous les manèges que je mettais en place pour mal me traiter, me dévaloriser, ne jamais m’autoriser de plaisir, me faire payer.

 

Après avoir conscientisé ces aspects de la culpabilité que je me trimballais depuis toujours, et avoir pleuré cette douleur, je me croyais libérée. Croyance renforcée par mon état de santé : je ne toussais plus. C’est alors que, de nouveau, Lylia est tombée malade. Une toux sévère qui ne la lâchait plus. Alors, quand je me levais le soir, car elle s’étouffait. Quand je la berçais dans mes bras, incapable de faire quoi que ce soit, je pleurais. Je me sentais coupable de lui refourguer ce que j’étais incapable de traiter.

 

C’est à cet instant que le directeur m’a appelé pour m’informer que Lylia devait se présenter pour une semaine d’examens.

 

Perdue, j’y allais avec une certaine appréhension, car je pressentais que la guidance allait mettre en place une expérience à la hauteur de ma programmation. J’avais à peine touché la culpabilité que je portais, et j’allais la vivre dans toute son ampleur.

 

Le directeur m’a informé que Lylia devait passer en présentiel, car elle était la seule de tout le Maroc, a avoir choisi le mode à distance. Un instituteur s’est invité à la conversation, et tous les deux m’ont descendu en flammes : j’étais une irresponsable, car au lieu de penser au bien de ma fille, à son avenir, je nourrissais son rejet de l’école ; mes phobies concernant l’école étaient injustifiées, car l’école d’antan où les enfants étaient ouvertement battus n’existait plus, et que je devais aller me faire traiter ; que nous les parents n’éduquions pas nos enfants, c’était le travail de l’école d’enseigner et d’éduquer les futures générations ; que je n’avais pas la formation nécessaire pour assurer à Lylia une bonne instruction...

 

Mon ego, aux abonnés absents, ne s’est défendu à aucun moment. Tout ce qui me traversait était : qu’est-ce que je dois comprendre ? Quel est le message derrière cette situation ? Devrais-je plier devant l’information qu’apportait le masculin représenté par ces deux hommes ?

 

J’ignore comment j’ai tenu, mais dès que je suis revenu dans la voiture, je me suis écroulée en larmes. Ma culpabilité me sautait au visage et je la vivais dans tout mon corps. J’étais coupable d’être une incapable, une irresponsable. Coupable de ne pas savoir comment élever Lylia, écartelée entre deux mondes, celui des apprentis SDA qui envisagent le nouveau, mais dans lequel je me sens seule, comme quand cette queue s’est formée de l’autre côté en me laissant seule dans cette seconde voie, et le monde SDS que tout le monde dans mon entourage choisi, et que tout le monde accepte comme seule option.

 

Anas m’avait appelé alors que je pleurais, et j’avais tout exprimé. Tout ce que je ressentais, tout ce que je pensais, et tout ce qu’ils m’ont dit qui a brisé mes résistances pour laisser jaillir la culpabilité que je ne vivais que par la fuite.

 

Après coup, je me suis sentie vidée et plus perdue que jamais. Quelle décision prendre ? Devrais-je me plier et forcer Lylia ? Car elle aurait très bien pu s’incarner ailleurs dans un pays où l’IEF est permise, au lieu d’ici, avec moi. Devait-elle vivre des choses que j’étais en train de lui éviter ? Ou devrais-je respecter son choix et oser aller contre le système, contre la loi ?

 

Le lendemain, je me suis invitée dans une conversation entre deux mères. J’ai fait comme Lylia qui n’a aucun problème à aborder des inconnus, mais que l’entourage, sans la connaître, présume qu’elle n’est pas sociale simplement parce qu’elle ne va pas à l’école. J’ai fini par demander à l’une d’elles son avis concernant ma situation. Je voulais connaître le point de vue du féminin, que j’avais des difficultés à contacter en moi, car ma culpabilité me submergeait. Sa réponse : bien que l’école c’est l’instruction de la bêtise, elle enseigne quand même à l’enfant à distinguer les différences entre les gens, le physique, les habits, la nourriture, bref les classes sociales et comment interagir avec chacune. Selon elle, il serait préférable pour Lylia d’intégrer l’école. À cet instant, je n’avais pas saisi l’information que cette femme me transmettait.

 

Ce jour-là, Lylia a commencé à pleurer refusant d’entrer en classe. Pourquoi ? Elle a vu des enfants se faire frapper par l’instituteur. Et là le choc ! Qui croire ? Lylia me disait une chose à l’opposé de ce que deux hommes adultes affirmaient.

 

Je menais mon enquête auprès d’autres parents, ils me répondirent que les enfants se font frapper, avec cette justification : s’ils obéissent, ils n’ont rien à craindre ; il y a des gosses qui méritent d’être battus ; si elle est inattentive, c’est normal qu’elle se fasse frapper... Leurs commentaires m’ont replongé en enfance, avec cette phrase que mon père disait aux instituteurs à chaque rentrée : tu égorges et je dépouille. Les souvenirs concernant les châtiments en classe me sont revenus en tête. Combien de fois, je me suis faite frappée, et surtout combien de gosses ont subi de mauvais traitements devant moi ? Alors pourquoi je gardais de l’école un bon souvenir ?

 

Toujours incapable d’agir, j’ai forcé Lylia à aller en classe. À sa sortie, elle m’a appris que l’instituteur l’a frappée, car elle répondait plus vite que les autres enfants. La colère m’a fait sortir de ma position passive et coupable. Lylia payait mon inaction.

 

Je prenais conscience de ce que la femme m’avait dit : l’école permet à l’enfant d’apprendre à faire la différence entre les classes sociales. Je suis le fruit de l’école. Dès que je me trouve face à quelqu’un, inconsciemment, vu ses vêtements, sa manière de parler, de prendre de la place, mon comportement change. Face à des riches ou des gens plus instruits que moi, je deviens toute petite, ratatinée, sans aucune valeur. Face à des gens qui paraissent pauvres, ou moins instruits, je me déploie comme un paon.

 

Lylia, par contre, ne voit pas les différences, elle voit la diversité. Elle ne m’a jamais fait de remarque concernant la couleur de peau, les marques des habits, la nourriture. Pour elle, un enfant est une occasion de jouer. Quand elle voit un dessin qui lui plaît sur les habits d’un gosse, elle va lui dire que son pull est beau ; quand quelqu’un lui donne du pain à l’huile, elle se régale et me dit d’apprendre à préparer le même (elle n’y voit pas un signe de pauvreté)... Loin de l’école, Lylia n’a pas appris à trier les gens sur une échelle sociale, ni à se glisser dans la case que la société lui a assigné.

 

Le lendemain, malgré la peur d’aller contre le système qui me comprimait le ventre, je parlais au directeur, lui apprenais ce qui s’est passé, et que contrairement à ce qu’il m’avait affirmé, les enfants se font toujours frapper. Je ne suis pas la seule à m’exprimer, Lylia également. Quand l’instituteur a essayé de nier, Lylia lui a crié « tu m’as frappé ! », et là, il lui a dit qu’il ne la touchera plus. Ils ont essayé de la rassurer pour qu’elle continue son parcours à l’école, mais Lylia était catégorique : hors de question qu’elle y reste !

 

Avec le recul, j’ai remarqué qu’à toutes les étapes décisives de cette expérience, Lylia était présente. Quand j’y allais seule, soit je ne trouvais pas la personne, soit les choses se compliquaient et devaient être remises à plus tard. Une fois, alors que je m’étais arrêtée pour une rapide course, la voiture a refusé de démarrer, batterie à sec. Au lieu de déposer Lylia, elle est donc venue avec moi pour demander des renseignements la concernant, et à notre retour, la voiture a redémarré comme si j’avais tout imaginé. J’avais compris que ce n’était pas que mon expérience, mais la nôtre. Nous devions toutes les deux affirmer notre choix.

 

Nous avons alors conclu que Lylia allait quitter l’école. Le directeur, dont le discours a radicalement changé, m’a affirmé (sans que je ne le demande) qu’il ne pouvait me conseiller aucune autre école, vu que la violence était toujours de mise dans les établissements d’éducation, mais que je devais forcer Lylia à supporter ça pour qu’elle s’endurcisse.

 

À notre retour, j’ai commencé à ressentir quelqu’un en moi, recroquevillé, se faisant tout petit. Le soir, j’ai choisi une méditation au hasard, question de relaxer toutes les tensions, mais il s’est avéré que c’était une visualisation de réconciliation avec l’autre. Je l’ai suivie quand même et à un moment, la personne a demandé de visualiser l’autre devant soi pour lui parler. Je n’avais personne à visualiser, mais une image s’est imposée. Je voyais Orsula à l’âge de 11 ans, avec sa frange et sa manière de se mettre en arrière.

 

En pleurs, j’ai pris conscience de qui était recroquevillé en moi. Je me suis excusée pour tout ce qu’elle a subi, tous les coups, toutes les insultes, l’absence de protection, tout ce : ne parle que si on te demande ton avis ; quand les grands parlent, tu te tais ; si tu n’as rien d’intelligent à dire, tais-toi, qui ont fini par la rendre muette, toute petite, et à lui faire perdre toute confiance en elle-même.

 

D’une certaine manière, écouter Lylia et respecter son choix, m’a permis de contacter cette part de moi qui à force de se faire petite, a fini par disparaître et a emporté avec elle toute la charge émotionnelle des mauvais souvenirs vécus à l’école. Je la ressentais revivre et reprendre sa place.

 

J’avais cru que l’expérience était terminée. J’avais tort. Car si avec Anas et Lylia, nous avions pris la décision de la déscolariser, nous avions besoin que l’établissement la raille de ses élèves. Pour nous délivrer le papier de départ, le directeur devait accéder au système d’information Massar, qui signifie parcourt, chemin, ou voie. Le système en question était en panne. La panne allait durer deux semaines au cours desquelles j’allais plonger dans les mémoires, remonter le fil de la culpabilité jusqu’aux origines.

 

Orsula (Maroc)

 

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